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10 juillet 2009 5 10 /07 /juillet /2009 14:14
Point de vue
"Sarkozy je te vois" : le protagoniste de l'affaire raconte son happening citoyen
LE MONDE | 04.07.09 | 14h18  •  Mis à jour le 04.07.09 | 14h18

e suis cet homme qui cria par deux fois "Sarkozy je te vois !". Et, aujourd'hui, je suis très heureux du dénouement de cette affaire pour au moins deux raisons. D'une part, l'emballement médiatique a permis de ridiculiser la politique sécuritaire du président de la République. Nous savons tous maintenant que prononcer "Sarkozy je te vois !" peut nous amener devant les tribunaux. Après cet épisode, qui pourra encore contester que nos libertés individuelles ne soient sérieusement menacées par ce pouvoir ?

D'autre part, cette affaire a montré que le "storytelling", cet art de raconter des histoires, n'est pas l'apanage des communicants des grands groupes capitalistes ou des campagnes électorales victorieuses. Un simple quidam peut détourner le storytelling et raconter à son tour sa propre histoire. Dans son fameux livre consacré à ce sujet, l'essayiste Christian Salmon présente le storytelling comme une "machine à raconter" qui "remplace le raisonnement rationnel, bien plus efficace que toutes les imageries orwelliennes de la société totalitaire". L'affaire du "Sarkozy je te vois !" donne des raisons d'être plus optimistes, et montre que l'on peut utiliser le storytelling à des fins citoyennes.

Tout a commencé par un petit mensonge. Ce mercredi 28 février 2008, je reviens d'Avignon, à l'époque je suis journaliste au mensuel alternatif L'Age de faire. Après l'incident, interrogé au poste de police sur ma profession, je me présente comme étant allocataire du RMI. "Journaliste" est une profession beaucoup trop voyante. A 46 ans, un homme au RMI est forcément un pauvre gars, sans relations, fragile, impuissant, qui ne fera pas de vagues auprès de l'administration.

Plusieurs mois après, lorsque je suis à nouveau convoqué au commissariat de quartier pour être interrogé une seconde fois sur cet incident, je confirme être au RMI, même si, entre-temps, j'ai de nouveau rejoint l'éducation nationale. Dans l'éducation nationale, les syndicats sont puissants, les relais médiatiques nombreux, la procédure aurait pu alors ne pas se poursuivre. Je voulais rester un anonyme, dans toute la faiblesse de son état, sans passe-droit ni Rolex, et regarder la machine administrative tourner...

Lorsque, le 20 avril, un huissier de justice vient me remettre la citation à comparaître devant le tribunal pour tapage injurieux diurne, je suis confronté à un dilemme. Soit je comparais comme un individu lambda, perdu parmi les individus que la justice ordinaire juge chaque jour : je suis condamné ou relaxé, mais l'histoire s'arrête là, avant même d'avoir pu commencer. Soit je pose un acte citoyen et saisis cette occasion pour montrer les dérives de la politique sécuritaire du président de la République. Il s'agira de construire une histoire qui mette en scène la figure d'un quidam, d'un sans nom et sans visage qui interpelle en le tutoyant le signifiant maître "Sarkozy" dans une société crispée par le rictus sécuritaire. Mais comment construire cette narration ?

On le sait, dans toute histoire, le personnage central ne reste jamais seul. Il lui faut un personnage qui va l'aider à poursuivre son cheminement. Même si j'avais parcouru les salles de rédaction en exhibant ma convocation et le procès-verbal, l'histoire ne se serait pas écrite. Un anonyme n'a pas la crédibilité pour porter une telle histoire, même s'il a été journaliste.

Pour continuer à écrire cette histoire, il faut un avocat, un orateur brillant, suffisamment alerte pour être capable d'affronter le bruit médiatique sans être dupe sur les dérives de la société du spectacle. C'est un ami, journaliste au quotidien La Marseillaise qui me trouve la perle rare : Philippe Vouland, spécialiste des questions des droits de l'homme. L'avocat est une institution dont on écoute la parole, quand celle d'un anonyme est rarement entendue. Sans avocat, l'histoire ne serait pas écrite.

L'avocat choisi, cinq jours avant l'audience du tribunal, l'histoire pouvait être lancée sur la scène médiatique. Un simple coup de fil au bureau marseillais de l'AFP suivi d'un courriel indiquant les coordonnées de mon avocat suffiront à amorcer la machine.

Dès lors se pose la délicate question de l'anonymat. Raconter une histoire audible signifie qu'il faut éviter que la narration se fragmente en autant de récits qu'il y a de journalistes. En m'exposant sur un plan médiatique, l'histoire aurait pu tourner à la cacophonie. La question de la dérive sécuritaire dans notre société aurait pu laisser la place à celle plus anecdotique du personnage au centre de cette affaire : est-ce un gauchiste ? Est-ce un provocateur ? Est-ce un personnage en quête de gloire ? C'est donc l'avocat Philippe Vouland qui affrontera le bruit médiatique, en s'exposant devant les micros et les caméras. De mon côté, je refuse d'être photographié et d'être interviewé par la télévision : même floutée, l'image continue à dire quelque chose comme la présence honteuse de quelqu'un qui se cacherait...

L'un des ressorts du storytelling est de s'adresser à l'imaginaire collectif. Pour cela, je laisse échapper une petite précision en direction des journalistes sur ma profession, non celle qui était la mienne au moment de l'incident, mais celle que j'exerce au moment où l'affaire éclate : professeur de philosophie. Et c'est ainsi que résonnent, dans l'imaginaire collectif, les rapports énigmatiques entre le philosophe et les puissants avec des histoires déjà entendues où entrent en scène des personnages comme Diogène, Protagoras, Socrate...

A ce moment-là, il s'agit de permettre à cette histoire de continuer à s'écrire. Pour cela, il faut faciliter le travail des journalistes. Un témoignage factuel est envoyé au site d'information en ligne Rue89, celui-ci sera également distribué le jour de l'audience. Je donne une justification : il s'agit d'"un geste pédagogique, un trait d'humour destiné à détendre l'atmosphère". Le rire n'est ni de gauche ni de droite. L'humour doublé du geste pédagogique permet de toucher le public le plus vaste.

En réfléchissant à ce geste, je me demande aujourd'hui dans quelle mesure celui-ci n'est pas un geste artistique, un happening. Le storytelling citoyen serait-il la dernière invention que les citoyens anonymes pourraient s'approprier pour dénoncer ce que Voltaire appelait en son temps "l'infâme" ?


Professeur de philosophie, relaxé par le tribunal de police de Marseille le 3 juillet


Patrick Levieux
Article paru dans l'édition du 05.07.09



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